Les trésors de la musique antillaise produits par Henri Debs, disparu en 2013, sont en cours de résurrection. Déni Shain s’est installé en Guadeloupe pour contribuer au miracle. Rencontre à Pointe-à-Pitre.
C’est une légende du monde de la musique : Henri Debs, surnommé par certains le Eddie Barclay des Antilles, tout autant comparable à Chris Blackwell, le producteur d’Islands Record, et à Berry Gordy, l’homme de la Motown. Comme le premier, qui fut un ami, Henri Debs était un chef d’orchestre, tendance big bands du jazz et de la chanson, et un redoutable business man doublé d’un terrible hit-maker.
Comme le second, jamaïcain, le Guadeloupéen aura su investir pour son studio, le mondialement renommé « La terreur », qui disposera notamment de deux tables Neve qui graveront bien des succès. Comme le dernier, Henri Debs est entré dans le métier en vendant des disques.
Henri Debs, héros du patrimoine guadeloupéen
Son magasin, situé rue Frébault, les Champs-Élysées guadeloupéens, fut l’épicentre de Pointe-Pitre, brassant des générations d’Antillais qui venaient y découvrir la diversité des sons de l’archipel. « À la boutique, Henri recevait toujours plein de musiciens. Je me souviens encore du jour où le titre « Zouk La Se Sel Medikaman » est sorti : il y avait une queue phénoménale ! Tout le stock est parti. Ou encore le carton dix ans plus tôt, au milieu des années 1970, de Skah Shah. Henri avait le sens du tube », se souvient Justin Verdon qui anima un show radio à Pointe-à-Pitre dans les années 1980 avant de bosser dans l’une des boutiques Debs, jusqu’à la fin. « On peut aller où on veut, mais dès qu’on met un disque Debs, ça sonne comme chez lui : unique ! », s’exclame Justin Verdon.
Sur un demi-siècle, Henri Debs n’aura eu de cesse d’enregistrer des disques, faisant évoluer sa production au gré des tendances, le zouk love en tête de gondole, tout en restant fidèle à ses premières amours, le bon vieux jazz biguine à l’ancienne. Celui que l’on nommait le « Syrien », dont l’aïeul Jacob débarqua sur cette terre en 1868, aura inscrit la musique guadeloupéenne sur la cartographie mondiale, en saisissant toute la complexité et diversité. Né le 24 novembre 1932 à Pointe-à-Pitre, ce saxophoniste, guitariste ou contrebassiste, se fit vite remarquer : au cours des années 1950, en sideman accompli, il aura accompagné bien des grands noms de l’époque, dont le guitariste André Condouant et l’orchestre Calderon aux côtés d’Émilien Antille… tout en développant très vite sa propre écriture, des compositions inspirées par le boléro et le cha-cha-cha.
C’est en bricolant d’ailleurs sur un studio 2 pistes dans l’arrière-boutique du magasin de linges et de fringues qu’il venait d’acquérir rue Lamartine que cet ancien marchand ambulant fait ses armes en qualité de producteur. Nous sommes en 1959, et c’est le début d’une aventure qui se terminera à sa mort, le 19 août 2013. Très vite, il investit le Cinéma La Renaissance pour des séances avec des combos de plus en plus fournis, et les premiers succès sont au rendez-vous. Sa recette : une pratique du terrain, des amitiés de longue date, une qualité d’écoute sans pareil, un goût avéré pour la piste de danse, lui qui a aussi fait le show dans des boîtes comme le Boukarou, Ma Cabane ou le Club 97-1, qu’il équipera d’un studio à l’étage afin d’y enregistrer certaines traces de ses chaudes nuits.
Dès lors tous les musiciens ou presque vont passer sous ses manettes : de Casimir Letang, l’auteur-compositeur le plus populaire de la Guadeloupe, au tutélaire pianiste Alain-Jean Marie, encore tout jeune, des grands noms du gwo ka (Dolor, Velo, Guy Konket, Anzala…) aux combo latin jazz d’Henri Guédon, des grooveurs tels les Aiglons aux d’Al Lirvat, l’inventeur du wabap (l’équivalent du be-bop en version tropicalisée), à la chanteuse Tanya Saint-Val, de la redoutable Perfecta au Zouk Machine avec lesquels il sera en conflit…
Si l’on y ajoute quelques pièces de musique haïtienne, des orchestres de calypso ou venus de Porto Rico, Henri Debs aura légué un immense catalogue, un temps maltraité, longtemps pas apprécié à sa juste valeur.
C’est justement dans cette perspective que son fils Riko a décidé de lui redonner vie – tout en prenant le temps de bien l’archiver – en le publiant sous format numérique ou sous forme de vinyle à partir de 2020. Tous ces titres sont restaurés et identifiés par le DJ producteur Déni Shain, baroudeur bien connu des pistes noires africaines. Retour vers le futur avec ce dernier, qui nous explique comment il est tombé dedans, comme tous ceux qui ont eu l’heur de croiser un jour les productions Debs.
Déni Shain, comment as-tu connecté avec les musiques en Guadeloupe ?
Je suis tombé sur une vidéo YouTube de Mano, ancien animateur de radio RCI qui nous présentait la maison d’Eddy Gustave, des vinyles partout, une impressionnante collection. Des milliers ! Je connaissais ce saxophoniste et producteur par mes recherches en Afrique à travers son label Eddy’Son. C’est comme ça que j’ai commencé à m’intéresser à la musique antillaise. Et donc très vite au label d’Henri Debs, qui représente la grande majorité de la production de l’époque, en vinyle, avec une grande variété stylistique. Le truc drôle, c’est qu’en fait le premier disque que j’ai acheté, c’était Anzala, un percussionniste gwoka sur Debs ! J’avais 13 ans et je m’intéressais à la percussion. Toujours est-il que tout en produisant un premier disque de musique haïtienne consacré à Fédia Laguerre sur mon label Atangana Records, j’ai contacté Riko Debs, le fils d’Henri, à propos du disque Le retour de Toto, du groupe Les Maxel’s. L’idée du label que je venais de créer était de publier des maxis : face A l’original, face B un remix organique, tout sauf boom boom. Riko a été intéressé par le principe et, de fil en aiguille, nous avons sympathisé et j’ai décidé de venir m’installer trois mois à Pointe-à-Pitre pour faire des compilations, sans aucun autre objectif. J’y suis encore !
Et tu travailles sur la maison Debs…
En fait, je suis arrivé alors que l’historique studio Debs était en complète rénovation : Riko souhaitait conserver la collection de son père, dont il n’y a bien souvent plus les bandes. Pour la numérisation, cela coûte 22 euros par titre si on les envoie à Paris. Il m’a donc sollicité pour enregistrer en numérique des vinyles, sachant que je fais ça avec un souci de garder le son d’origine, cohérent, en réalisant un prémastering. C’est comme ça que nous sommes tombés d’accord pour nous atteler à ce travail colossal.
Il faut être un peu barjot pour se lancer dans le nettoyage-restauration d’une telle collection. Je les nettoie un par un : quand ils sont tordus, je les redresse, je répare les sillons, c’est un travail minutieux. Ensuite je les digitalise, je fais le prémastering et on les envoie à Paris.
As-tu eu facilement accès aux archives ?
Il y a beaucoup de choses qui ont été jetées à la mort d’Henri Debs. Il a fallu vider les quatre magasins assez vite, et de ce que je sais, des disques comme des images ont été passés à la benne. Ma mission consiste donc à récupérer ce patrimoine. Certains m’aident, comme l’ancien animateur radio et DJ Justin Verdon qui travailla longtemps dans l’une des boutiques et qui a récupéré énormément de documents puisqu’il était là au moment de vider les lieux, ou encore Jocelyn Virapin qui m’aide a trouver les disques, car il me manque actuellement 130 références, parmi les quelque 750 45 tours et 1200 33 tours, soit des milliers de titres sachant qu’on ne parle évidemment pas des supports CD. J’en ai pour 5 ans !
Comment restaures-tu tout ce patrimoine ?
Chaque disque est différent, certains demandent juste le temps de les enregistrer, d’autres ont traîné par terre, pris la poussière, et là cela peut exiger beaucoup plus d’effort. J’ai pu constater que les 45 tours étaient mieux conservés. Je pense qu’Henri en prenait plus soin, tandis que les albums, il les distribuait. Cela remonte aux origines de ce label, quand il avait son magnéto dans sa boutique de parfum, il avait un attachement à ce format. Il faut se souvenir que sur l’un de ses tout premiers 45 tours, il a inventé la biguine Kombass, en arrêtant de ne la jouer qu’à la caisse claire pour faire entrer le charley et les cymbales.
Les pochettes des 45 tours étaient une spécialité antillaise. Dans quel état les as-tu trouvées ?
La plupart des pochettes sont en bon état : à l’époque, elles étaient plastifiées, et c’est assez simple à remettre en état… Les plus belles pochettes sont celles des années 1960 et 1970, et c’est évidemment celles-ci qui sont les plus difficiles à retrouver en bon état. Je continue de chercher les manquantes sur le Net ou chez des particuliers. Je veux faire de beaux livrets, qui racontent des histoires et le support image est une nécessité. C’est un autre chantier.
Tu dois te heurter aussi au fait que d’autres chercheurs de son sont aujourd’hui à l’affût de ce patrimoine…
C’est effectivement un problème : après avoir pillé l’Afrique, les diggers se sont massivement attaqués aux Antilles. Parfois avec respect, d’autres sont sans foi ni loi. Nous sommes dans une logique plus patrimoniale vis-à-vis du peuple guadeloupéen. D’ailleurs, outre ce boulot dédié à ce catalogue historique, nous commençons à proposer nos services à des particuliers qui souhaitent restaurer leurs disques, souvent abîmés à cause de l’humidité.
Quelles seront les premières sorties ?
Tout va sortir en digital chez Debs, un 45 tours et un 33 tours par mois pendant plusieurs années, avec une fan page « Debs original » qui à était lancée ce dimanche 24 novembre, jour de l’anniversaire d’Henri afin de diffuser le projet au public et le tenir informé des sorties et autres.
Riko a décidé de ressortir au format digital le premier 45 -tours, Henri Debs et son combo, et le second 33 tours, avec plusieurs groupes dessus, au début 2020. Ensuite, c’est moi qui vais m’en charger via mon label : je prévois de réaliser plusieurs compilations vinyle, mais aussi quelques albums originaux.
Je vais commencer par une compilation dédiée aux qualités de producteur d’Henri Debs avec un épais livret qui fera la part belle aux témoignages. Les gens ne se rendent pas compte de ce qu’est ce métier, de l’investissement en temps, en argent. Henri a cherché à graver tout un patrimoine, dans de nombreux styles et même des groupes moyens. C’était comme témoigner de l’activité de l’île. Ses productions ont vraiment poussé́ le niveau des musiciens antillais. Ce double LP, prévu au printemps, sera centré sur le latin biguine, un style éphémère qu’il a développé en mélangeant les deux. Il y a des titres justes tarés comme « Bomba Mizicien » d’Henri Guédon ! Les Aiglons, Henri Debs à la guitare, Serge Christophe, les Maxel’s, Max et Henri, beaucoup ont pratiqué ce style qu’Henri aimait tout particulièrement : à chaque fois qu’il y a un track latin biguine sur un disque Debs, le son est nettement plus puissant. En 2020, je devrais aussi publier un superbe disque de gwoka jazz des années 1980, dont je ne peux pas encore dévoiler le titre.
Retrouvez Atangana Records sur Bandcamp et YouTube, ainsi que l’interview de Déni Shain sur Nova.